Interview de Luc de Brabandere, philosophe d’entreprise

Luc de Brabandere a attiré notre attention par ses posts sur LinkedIN : surprenants, élévateurs d’âme, questionnants à souhait. Et quand une personne qui a connu une belle carrière dans la finance (il fut DG de la Bourse de Bruxelles) arrive par la philosophie à intéresser des Dirigeants d’entreprise en masse, notre réaction est de vouloir le rencontrer ! Et de partager avec vous ses notions de bon sens auxquelles nous n’accordons peut-être plus le temps nécessaire…?

 
Que fait le philosophe d’entreprise Luc ?

Il cherche la rigueur dans l’action, dans la pensée. Quand il y a des chiffres, la rigueur n’est pas trop difficile. Si on convient qu’on va diminuer la consommation de chauffage de 21 à 20, on peut le faire. Par contre quand il n’y a pas de chiffres – ce qui est souvent le cas dans beaucoup d’entreprises – on voit des patrons qui sont pris au dépourvu, qui ne savent pas comment faire pour évaluer par exemple l’esprit d’équipe, l’image de marque, la proximité du client, l’ambiance ou encore la créativité.

Alors, comment mesurer ?

Un exercice que je fais extrêmement souvent, c’est l’exercice du critère.
On me dit « il faut améliorer l’esprit d’équipe ». Très bien mais ce n’est pas à moi de juger.

Dites-moi dès lors comment dans un an, vous allez pouvoir me dire si l’esprit d’équipe est meilleur. Il y a alors un grand blanc! Et je réponds: si vous ne dites pas « comment », dans un an nous ne saurons toujours pas, et si on ne peut pas avoir une évaluation, on se demande à quoi cela sert d’en parler !

S’il n’y a pas de critères définis, la question est alors un vœu pieux. Le philosophe lutte contre les discussions de type «café du commerce», la pratique du critère est vraiment une des voies royales de la rigueur.

Concrètement ?

Mon objectif est de montrer que nous pensons nécessairement via des simplifications, tout enexpliquant les contraintes et les pertes qui sont nécessairement liées à la simplification. En disant aussi qu’il n’y a pas de science de la simplification et en ne jugeant pas.

Vous avez étudié la philosophie à 47 ans, 30 ans après les mathématiques. Quel est le lien entre les deux ?
La philosophie est proche des mathématiques, bien plus que de la psychologie. C’est assez froid la philosophie. S’il y a de la chaleur c’est le philosophe qui en dégage, pas la philosophie. C’est une pratique qui ressemble à la géométrie. Spinoza voulait faire de l’éthique comme de la géométrie, il avait d’ailleurs déjà avancé des définitions.

Qu’est-ce qui vous a surpris en philosophie ?

Je me souviens très bien du moment où j’ai lu le programme de mes études: 27 examens sur 8 ans, métaphysique, anthropologie,… et je me suis dit «mon dieu ça ne va pas être simple!» Mais au milieu de la liste des cours, j’ai vu «logique» et je me souviens m’être dit : au moins celui-là, ce sera cool ! Quel choc! Et le choc fut d’autant plus violent de découvrir la logique que de m’être dit que ce serait très facile!

Quel en a été l’impact personnel ?

J’ai écrit deux livres rien que pour décrire le choc de ma découverte de la logique !
J’ai aussi une forme de colère en moi : j’en veux au système qui m’a fait découvrir la logique à 47 ans – et presque par accident – et pas à 15 ans…

Finalement, le questionnement devrait s’apprendre dès le plus jeune âge à votre avis ? Je pense que l’enseignement est le sujet n°1 et ma vraie passion. J’aime autant passer du temps avec mes petites-filles de 8 ans qu’avec des gens qui sont plus âgés que moi. Le seul mandat que j’ai accepté en politique est dans l’enseignement public. Car c’est là qu’on décide des règles de l’enseignement. Il n’y a pas que la logique qui doit être enseignée dans les écoles. La méfiance des raisonnement fallacieux qui est la mécanique pour tromper, doit

être enseignée bien dès 15 ans. La mission de ma vie est un peu d’écrire le cours que j’aurais rêvé d’avoir à 15 ans. Le jour où je dépose mon stylo, où je n’ai plus la force de le tenir, je voudrais avoir écrit le cours que j’aurais dû avoir bien avant l’université.

Pourquoi ?

Je dirais que la logique d’Aristote ou la géométrie d’Euclide sont toutes les deux des sciences qui ne servent plus dans le sens utile du terme: pour construire ou pour envoyer une fusée dans l’espace, ce n’est pas utile! Mais cela n’a aucun sens d’enseigner la géométrie d’Euclide et pas la logique d’Aristote… Il n’y a aucune raison de dire que l’une est plus importante que l’autre. C’est une raison absurde qui fait que la logique appartient à la philosophie et que la philosophie, on n’en veut pas à l’école ! Et il y a des conséquences…

À savoir ?

Quand il n’y a pas de chiffres, il faut de la rigueur dans les mots, de la rigueur dans les raisonnements, de la rigueur dans tout! Parce que la rigueur dans les mots c’est par exemple arrêter de prendre pour synonymes des mots quine le sont pas, comme créativité et innovation. J’ai écrit deux livres pour montrer la différence entre les deux en me référant à l’école de Palo Alto. J’ai proposé l’idée de définir l’innovation comme un changement de type 1, et la créativité comme un changement de type 2. Cela prend 2 heures pour l’expliquer mais c’est nécessaire pour arrêter de les confondre, ce ne sont pas des synonymes !

Idem pour confort et luxe, pour régulation et réglementation,…

La rigueur porte-t-elle uniquement au niveau des mots ?

Il y a aussi l’exigence au niveau des structures de raisonnement. Il y a des flagrants délits ! Récemment une connaissance envoie un e-mail: «Nous avons vendu tel projet donc notre approche était la bonne!»
J’ai envoyé un e-mail en retour car on ne peut pas dire donc. Peut-être que vous étiez les seuls à proposer ce projet, ou peut-être autre chose mais on ne peut pas utiliser donc.

La logique c’est la science qui étudie les conditions de l’utilisation correcte du mot donc et il suffit de regarder la télé ou d’entendre des gens parler, on dit tout le temps donc et je dirais que huit fois sur dix on ne devrait pas.
Exemple: Le terroriste est musulman donc les musulmans sont des terroristes. Non !

À quel niveau le philosophe a-t-il un impact en entreprise ?

J’essaie de clarifier et je ne juge pas.
Par exemple j’avais un client dans le secteur fromager qui m’avait posé cette question «Qu’est-ce que le big data? Je sais que c’est important mais je ne sais pas par où commencer.» J’ai travaillé une journée avec lui et son Comex.
À la fin de la journée, il m’a dit « Je suis très content, je sais maintenant par où je vais commencer». Et cela est vraiment lumineux dans mon métier. Si grâce à moi il sait par où il va commencer, c’est très important. Car la problématique du Big data, si vous la confiez au Directeur informatique ou au Directeur marketing, la suite sera totalement différente. Et bien voilà, c’est cela mon métier! D’ailleurs la majorité de mes interventions durent un jour, c’est très ponctuel.

Vous dites que le changement de paradigme est toujours violent. La transformation digitale est-elle un changement de paradigme ?

Oui! Beaucoup de gens se trompent et croient que ce n’est pas le cas. Beaucoup de gens croient que la transformation digitale c’est installer plein d’ordinateurs! Non, comme je le dis dans mon livre, c’est regarder autrement le monde et dire, par exemple, que la valeur du thé est moins importante que l’information liée au thé : qui le boit, d’où il vient, combien il coûte, etc… Et que donc il faut voir les tavernes, non pas comme un endroit où on va boire des boissons, mais comme un endroit où l’on capte de l’information. De même Spa, Perrier ou Vittel sont des entreprises du Big data qui opèrent dans l’eau minérale !

Quels modèles mentaux sont à mettre en place pour percevoir ce changement de paradigme ?

Pour percevoir il faut surtout être ouvert au monde. Percevoir c’est essayer de faire coïncider deux, trois éléments que vous repérez avec des modèles mentaux préexistants.

Si je regarde le ciel, j’ai l’impression de voir une Grande Ourse et pas uniquement des étoiles car j’essaie de simplifier et je construis en fonction de l’image que j’ai en moi.

Percevoir, ce n’est pas ouvrir la fenêtre et regarder, c’est toute une mécanique. Pourquoi deux personnes différentes ne perçoivent-elles pas la même chose?

Pourquoi certains voient le C de Carrefour et d’autres pas? L’histoire a connu beaucoup de changements de paradigmes et celui que nous vivons est la transformation digitale.

Quand on parle du changement de paradigme, on parle souvent de Copernic ? J’adore cet exemple car le système solaire est, aujourd’hui, comme avant Copernic.

Ce qui montre bien qu’un changement de paradigme n’est pas dans le monde, il est dans la tête des gens.
C’est pareil pour tout, comme pour l’arbre et la forêt. Parfois je crois que c’est l’arbre qui cache la forêt mais parfois c’est la forêt qui cache l’arbre. Il faut envisager les deux. C’est comme cela qu’on creuse un sujet.

Est-ce là qu’intervient la capacité du Dirigeant à percevoir les choses et à les réinventer ?

Les philosophes aiment bien les expériences de pensées. Donc imaginons une entreprise parfaite où tout le monde travaille parfaitement bien. Que fait le patron ? Il y a des gens qui disent qu’il peut aller jouer au golf tous les jours. Pas du tout! Ce serait le cas si le monde ne changeait pas. C’est toute la différence entre «ça tourne en rond» et «ça tourne rond ». Puisque tout fonctionne parfaitement et que tout le monde travaille parfaitement, sa responsabilité est le changement de paradigme. Il y a deux sous-questions :

• quel est le nouveau paradigme de mon entreprise?

• quand vais-je le mettre en place ?

Car, il faut être deux fois bon: bien identifier le nouveau paradigme est une chose, mais se tromper de timing (être trop tôt ou trop tard) en est une autre !

Pouvez-vous développer la mondialisation par rapport à l’entrepreneur ?

C’est le passage obligé.
Dans l’expression business model, ce n’est pas le mot business qui est important, c’est le mot modèle. Qu’est-ce qu’un modèle ? Quelles sont ses forces et ses faiblesses ?

Le modèle simplifie, il est rigide, un peu flou, tout cela n’est pas terrible mais il permet de faire des lois.

La comptabilité par exemple est une modélisation mais ce n’est pas les flux financiers, c’est bien une simplification, une modélisation qui est utile. Et ce n’est pas parce qu’un modèle est utile qu’il est bon. Pendant des siècles le paradigme de l’esclavage a été dominant…

Et les règles de la pensée ?

Qu’on soit petit entrepreneur ou grand entrepreneur, rappelons-nous quelles sont les règles du jeu. Et elles sont les mêmes pour tous. Comme aux échecs: l’enfant qui débute ou le grand champion du monde ont les mêmes règles. Je commence donc par d’abord rappeler les règles. Ensuite, on peut commencer à vouloir jouer mieux.

Dans votre livre « Petite philosophie de la transformation digitale» il est question du zigzag. Qu’est-ce ?

C’est un aller-retour entre la réalité et la perception. À titre personnel, jusqu’à 40 ans, je me définissais comme un ingénieur créatif. La crise de la mi vie m’a donné envie de dire que je n’étais pas un ingénieur créatif, mais plutôt un créatif qui a fait des études d’ingénieur. C’est la même chose ? Oui et non. C’est une façon différente de me voir. Et ma vie a alors commencé. Cela m’a ouvert des perspectives autres.

C’est pareil en entreprise ?

IBM vendait des PC avec un modèle « je construis et je vends».
Dell est arrivé et a dit : « je vends et fais construire ». Vu du côté du client, cela revient à la même chose mais à l’intérieur de l’entreprise, c’est le jour et la nuit. Dell engageait des vendeurs. IBM engageait des ingénieurs.

Dès le moment où on a une autre vision du monde, tout le reste en découle.

Comment l’entrepreneur peut-il exploiter le zigzag ?

Mon premier conseil est d’être ouvert, d’ouvrir la fenêtre, de redécouvrir la force de l’étonnement, du doute, du questionnement, de l’esprit critique. Certitude = Servitude.

Beaucoup de gens vivent dans des systèmes clos avec des gens qui leur ressemblent, enfermés dans leur voiture avec un monde extrêmement fermé sur lui-même. Il faut ouvrir la fenêtre et se rendre compte qu’il y a des choses complètement différentes qui se passent à l’extérieur.

Vous, comment restez-vous ouvert au monde ?

Je prends les transports en commun, bien que ça prenne un peu de temps, c’est un investissement incroyablement rentable car cela me permet de voir le Monde.
On ne se rend pas assez compte de ce qu’il se passe. Il se passe des choses très importantes. Quand je vais en banlieue parisienne au siège d’entreprises que j’accompagne, ils veulent toujours m’envoyer un taxi : j’exige d’aller en RER ! Il m’est arrivé d’apprendre davantage en arrivant par RER que dans certaines réunions !
Je crois que la première chose est d’ouvrir les yeux et les oreilles, et développer des facultés d’étonnement.

Quelle différence faites-vous entre le doute et l’hésitation ?

Beaucoup de gens confondent ces termes.
Un patron doit montrer qu’il a une vue claire : on lui pose une question, il répond. Un chef qui hésite, c’est très malsain.

Le doute c’est de savoir qu’on a une stratégie, mais qu’il y en a d’autres, et que le monde change. Le doute, c’est le zag. C’est se dire «au fond, je me définis comme cela depuis des années, je pourrais peut-être me définir autrement.»

Le manque d’esprit critique enferme dans des cases. Comment y remédier ?

Créer de nouvelles cases !
Nespresso n’aurait jamais pu être possible sans l’alliance entre Nestlé et Krups. Ils n’avaient rien à voir ensemble de par leur secteur d’activité: l’innovation naît aux jointures entre les cases.

Il faut encourager cette pensée qui traverse les parois, il faut favoriser la pensée analogique tout en connaissant les forces et les faiblesses.

J’ai créé ma « boîte », celle de philosophe d’entreprise, dans laquelle je suis bien. Je n’ai jamais été vraiment bien nulle part, sauf depuis que j’ai créé ma « case ». J’ai eu la chance qu’elle s’avère utile au point que je dois refuser beaucoup de demandes. Quand Platon et Aristote ont commencé à se disputer, un des sujets était l’existence des catégories, l’un en voulait et l’autre pas. Car la catégorie est floue: un étudiant de 60 ans est-il un étudiant? Une jeune maman de 39 ans est-elle jeune?

L’expression «changer de catégorie» peut se comprendre de deux manières différentes. Ou bien c’est passer de l’une à une autre dans un système existant, ou bien c’est en inventer une nouvelle, c’est ce que j’ai fait !

Quel est le plus beau compliment à faire au philosophe ?

Lui dire que c’est clair.

Qu’est-ce qui vous rend heureux ?

Mes enfants et mes petits-enfants. De voir qu’il y a de l’énergie dans les générations qui arrivent. J’ai une vie incroyable et j’ai été privilégié. Toute ma joie vient d’aider ceux qui arrivent, de transmettre, aussi à des gens plus âgés que moi. C’est l’acte de transmettre du savoir, de voir des petites lumières qui s’allument qui me rend le plus heureux!

Philosophe spécialisé en sciences cognitives
et Fellow du BCG Henderson Institute,

Luc de Brabandere aide les dirigeants à penser leur stratégie et a fondé l’agence de communication Cartoonbase. Il enseigne dans différentes universités, est administrateur de WBE (Wallonie-Bruxelles-Enseignement) et a publié une vingtaine de livres dont le dernier, « Platon vs Aristote», vient de sortir aux Editions Sciences Humaines.

www.lucdebrabandere.com

 

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